Dans la nuit du 8 août 1974, de nombreux Américains se sont rassemblés devant leur téléviseur pour regarder Richard M. Nixon annoncer son intention de démissionner de la présidence des États-Unis. Ce moment fait partie du roman « Aux portes de l’éternité », le dernier, mais aussi le plus gros tome de la trilogie du XXe siècle de Ken Follett. Et pour lui, la politique et l'histoire se définissent à travers le quotidien des personnages qui composent son roman. Ainsi, un homme et une femme sont assis à regarder la chute de Nixon. Ils entretenaient des relations platoniques depuis de longues dates. Mais ce soir-là, ils applaudissent, puis s’embrassent et finissent par avoir des relations sexuelles fantastiques (durée : une demi-page sur 1213). C’est la façon préférée de Follett de rendre l’histoire intéressante.
Cette méthode est certes curieuse. Pourtant, il est arrivé à titiller l’intérêt de nombreux lecteurs à travers les deux premiers volets de sa trilogie sur les grands bouleversements mondiaux. Le premier tome, « La chute des géants », portait sur la révolution russe, la lutte pour le droit de vote des femmes, les outrages perpétrés par les aristocrates britanniques, l’histoire d’amour interdite entre une Anglaise et un espion allemand, l’ouverture du Nouveau Monde aux immigrants fuyant l’Europe pour les États-Unis, et les inquiétudes du président Woodrow Wilson sur l’implication de l’Amérique dans la Première Guerre mondiale. Ce fut délicat, car « il nous a préservés de la guerre » avait été le slogan de campagne du candidat Wilson pour sa réélection en 1916.
Pour illustrer tout cela, Follett a créé cinq familles – russe, anglaise, galloise, allemande et américaine – dont les destins personnalisent les événements historiques. Certains de ces personnages fictifs côtoient de très très près le pouvoir. De sorte que l’un de ses personnages, un Américain, puisse entrer dans la chambre à coucher de Wilson en pleine nuit pour le prévenir d’une crise, et le voir en pyjama puis en robe de chambre. Tout au long de la trilogie, les dirigeants des nations confient, de façon presque surprenante, leurs pensées les plus intimes entre les mains expertes de Ken Follett.
Le premier tome était le plus facile à digérer, avec les jeux de pouvoir entre les empires et le lecteur aux premières loges pour assister à la scène. Le second, « L’hiver du monde », couvre la Seconde Guerre mondiale, et est forcément plus choquant. Une de ses scènes les plus marquantes implique deux Allemandes, Rebecca, 13 ans, et Carla, un poil plus âgée, encerclés par des troupes russes en rut. Dans un acte de courage terrible, Carla persuade les soldats de la violer, elle, et de ne pas toucher à Rebecca.
Carla et Rebecca sont vivantes et en bonne santé au début du tome 3, « Aux portes de l’éternité ». Nous sommes en 1961. Elles vivent dans une Allemagne de l’Est qui n’a pas encore été séparée de l’Ouest par le mur. La vie de Rebecca est complètement bouleversée quand elle apprend que son mari, Hans, est un membre de la police secrète d’Allemagne de l’Est et l’a épousé uniquement pour pouvoir espionner sa famille. Étant donné que les personnages de Follett ont tendance à être soit très angéliques, soit très machiavéliques, Hans fera son apparition de temps à autre dans le livre pour tourmenter les proches de Rebecca.
Ken Follett compare un peu vite la privation de liberté des individus en Allemagne de l’Est à la situation des Noirs privés de droits civiques dans le sud des États-Unis. Chacun appréciera cette comparaison à sa manière, mais elle permet d’introduire le personnage de George Jakes, un métis étudiant à Harvard et dont le grand-père, Lev, a fui la Russie dans le premier tome. Le père de George est un sénateur blanc, qui l’aime énormément, mais refuse de le reconnaître officiellement comme fils. George est un personnage formidable, et Follett le met au centre de tous les événements historiques importants. La description dans le livre de ce qui arriva au bus rempli de Freedom Riders (parmi lesquels George) dans l’Alabama est absolument terrifiante. La description de l’héroïsme de George semble crédible, trop crédible.
Plus tard, George, devenu avocat, représentera le quota de visage noir (tout du moins, il le récent ainsi) dans l’entourage du procureur général Robert F. Kennedy. Pendant ce temps, un autre personnage noir du livre est présenté comme l’une des amoureuses préférées de John F. Kennedy. Les détails des frasques amoureuses du président Kennedy, jusqu’à son penchant pour les canards en plastique, proviennent tout droit du roman « Une singulière histoire d’amour » de Mimi Alford paru en 2012. Mais c’est une manœuvre habile, dont Follett a le secret, que de lier le destin de George au chagrin de cette femme le jour où on lui apprendra que « son Johnny », comme elle aimait à l’appeler, a été abattu.
Ken Follett est très critique quant à l’engagement réel des Kennedy dans la promotion des droits civiques, surtout lorsque cet engagement est devenu politique. Mais, il ne laisse jamais un débat politique s’enliser très longtemps. Plus loin, un personnage haut placé au Kremlin, Dimka Dvorkin (petit-fils de l’agitateur bolchevik du premier livre), réussit à se hisser aux côtés de Nikita S. Khrushchev, et incite tous les dirigeants russes à le suivre, plongeant le lecteur dans les rouages de la politique communiste. Dvorkin est élevé au rôle de mentor au moment où un jeune et brillant réformateur nommé Gorbatchev fait son apparition.
Également abordé dans le livre, mais assez timidement : le petit tremblement de terre culturel qui a commencé au milieu des années 60 et atteint son paroxysme vers la fin de la décennie. Un long chapitre couvre les événements tumultueux de 1968, assez pour secouer George et l’éloigner de la politique, au moins pour un temps. La guerre du Vietnam est présentée sous son aspect le plus terrible. Le décès de Nixon, les frémissements d’un nouveau conservatisme et le fiasco de l’Irangate (vente illégale d’armes à l’Iran par l’administration Reagan), tout y passe. Ken Follett marque un point en qualifiant la déclaration enthousiaste de Ronald Reagan « Monsieur Gorbatchev, abattez ce mur ! » de démagogie maladroite plutôt qu’un moment de gloire. Le livre a aussi des opinions bien arrêtées sur les raisons de la chute du communisme.
« Aux portes de l’éternité » se termine sur un épilogue relatant l’investiture de Barack Obama en 2008 à la présidence américaine. Ce soir-là, intrigué par l’émotion d’un vieil homme, un enfant demande à ses parents : pourquoi le vieux monsieur est-il si ému ? Ils lui répondent que « c’est une longue histoire ». Cela résume en une phrase le siècle, une trilogie historique longue, mais fort intéressante et très agréable à lire.