Pour le touriste moyen, ou même les plus grands italophiles, l’Italie que décrit Roberto Saviano dans « Gomorra » est complètement méconnaissable. Il n’y est plus question d’art de la Renaissance, de repas paisibles ou de pizzerias animées et encore moins de magnifiques paysages aguichants. Au lieu de cela, on découvre un pays étranger rempli d’enfants-soldats shootés à la coke, des gangs de femmes armées jusqu’aux dents, des immigrés chinois illégaux, des ateliers clandestins, des trafics de drogues, d’ordures et de ciment.
Bienvenue en Campanie, la région ayant pour capitale Naples où bat le cœur de la Camorra, la mafia napolitaine. Campanie a l’un des taux d’homicides les plus élevés d’Europe, l’une des villes où le nombre de dealers par habitant est le plus élevé au monde, une ville touchée par une flambée du taux de chômage et de dépendance à la cocaïne, et un taux de cancer très élevé lié aux déchets toxiques déversés dans la région. Depuis 1979, 3600 personnes y ont trouvé la mort des mains de la Camorra – beaucoup plus que la Mafia sicilienne, l’Armée républicaine irlandaise ou le groupe basque ETA. Le pape en personne est allé à Naples pour dénoncer la violence « déplorable » dans la région, résultant des guerres de drogues perpétuelles entre clans rivaux. Les infortunés de ces guerres n’ont pas vraiment une mort paisible. Dans « Gomorra », les victimes sont décapitées à la scie circulaire, étranglées lentement, noyées dans la boue, jetées dans des puits avec des grenades offensives, abattues à bout portant. Un jeune prêtre, qui a osé briser la loi du silence, est assassiné puis accusé, après sa mort, d’être un consommateur assidu de prostituées. Même après la mort, « vous êtes coupable jusqu’à preuve du contraire », écrit Saviano.
Véritable travail d’investigation, « Gomorra » est devenu une sensation littéraire à sa sortie en Italie en 2006, où plus de 600 000 exemplaires du livre ont été écoulés. Il est devenu un sujet de débat national, mais il a aussi valu à son auteur, alors âgé de 28 ans, des honneurs déplaisants : menaces de mort et escorte policière constante. Il vit depuis dans la clandestinité. Les enjeux sont considérables. Dans « Gomorra », Saviano fait l’inventaire de la participation de la Camorra dans l’industrie textile et son emprise sur le port de Naples, où 1,6 million de tonnes de marchandises venant de Chine sont déchargées par an – un autre million disparaît dans la nature sans laisser de trace, échappant ainsi au fisc. En dévoilant le contrôle de la Camorra sur les déchets ménagers et industriels, ainsi que le trafic de drogue, la fraude dans le bâtiment et les travaux publics, Saviano montre l’influence de l’organisation mafieuse sur le droit de vie ou de mort de tout un chacun dans la région (le prix d’une AK-47 étant très bas en Campanie), ainsi que son influence économique (dans les années 1990, les ventes de véhicules Mercedes y étaient parmi les plus élevées en Europe). En se basant sur les transcriptions des procès-verbaux des jugements rendus et sa propre investigation, il explique au lecteur les batailles fratricides entre factions rivales du clan Di Lauro pour le contrôle du commerce de la drogue dans la région.
En partie analyse économique et histoire sociale, en partie cri du cœur, ce témoignage bouleversant est le livre le plus important venant d’Italie depuis des années. Comme le Londres de Joseph Conrad, le Naples de Saviano est aussi l’un des endroits les plus sombres de la planète. L’auteur détricote la respectabilité des bourgeois italiens jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien.
Fils d’un médecin et d’un professeur, Saviano a grandi à Naples, un endroit sans demi-mesure où le mal est mal absolu et le bien est d’une pureté immaculée. À 13 ans, il voit son premier cadavre sur le chemin de l’école. Son père lui a appris à se servir d’une arme quand il était à peine plus âgé. Armé d’un diplôme universitaire en philosophie, Saviano a travaillé pour un groupe de surveillance anti-mafia et a écrit des articles pour des revues italiennes prestigieuses. Il se dit influencé par le livre « Dispatches » de Michael Herr, et aborde sa ville natale comme un reporteur de guerre.
Loin des petites escroqueries locales ou de la contrebande de cigarettes des années 90, les camorristes d’aujourd’hui ont pris une dimension internationale. Ils négocient des déchets toxiques, cachent les armes dérobées dans les anciennes casernes militaires d’Europe de l’Est, font des affaires avec les cartels de la drogue sud-américaine et africaine, détournent les subventions agricoles de l’Union européenne et blanchissent le pactole par le biais de diamants et de commerces de façade comme des magasins de vêtements, des bars et des complexes touristiques à travers toute l’Europe. Comme toute entreprise qui se respecte, la Camorra en entrée dans l’ère du numérique. Les membres restent en contact par téléphone mobile et par SMS. Quand un chef de clan est arrêté, les gamins partout dans Secondigliano, un des bastions de la Camorra au nord de Naples, lui rendent hommage en mettant sa photo en fond d’écran de leur téléphone mobile. Les chefs quant à eux suivent en temps réel les meurtres qu’ils ont commandités à la télévision.
Dans le récit de Saviano, la Camorra d’aujourd’hui – ou « le système », comme l’appellent ses membres – n’a aucune autre idéologie que l’économie « le néolibéralisme le plus agressif ». Les femmes, en particulier les veuves, sont promues à des postes de haut rang. Certaines voyagent même en compagnie de leur propre cercle de garde du corps féminin, habillées en jaune comme Uma Thurman dans « Kill Bill ». Le clan distribue les responsabilités et les blâmes à travers un réseau complexe de petites mains. « Le système donne au moins l’illusion que l’engagement est récompensé, et qu’il est possible de faire carrière », écrit Saviano. En effet, le système s’avère rapide et flexible face à une administration italienne intraitable et bureaucratique. Une étude publiée en 2007 a montré que le crime organisé représenterait 7% du PIB de l’Italie soit 127 milliards d’euros par an – le plus gros segment de l’économie italienne.
Comment cela est-il possible dans une démocratie européenne ? Ceci est une excellente question pour les théoriciens de la politique. Le fait est que la Camorra et l’État se nourrissent mutuellement. L’emprise économique du système « n’est pas née de l’activité criminelle », écrit Saviano, « mais de l’équilibre entre le capital licite et illicite ». Étant donné que les clans sont « la principale force économique » de Campanie, ajoute-t-il, pour les élus locaux, « refuser de traiter avec eux serait comme si l’adjoint du maire de Turin refusait de rencontrer la direction de Fiat ». Bien que Saviano cite rarement des noms de politiciens, « Gomorra » est une mise en accusation directe et brutale de la classe dirigeante italienne : les entreprises et les fonctionnaires ferment les yeux, par cupidité, sur la paralysie du sud du pays par le crime organisé au mépris de l’intérêt général.
De l’avis de Saviano, si les entreprises italiennes du nord qui alimentent l’économie du pays ne s’étaient pas débarrassées de leurs déchets toxiques à moindres frais grâce à la Camorra, l’Italie aurait eu du mal à satisfaire les exigences économiques pour son entrée dans l’Union Européenne. Depuis 2002, environ 3 millions de tonnes de déchets toxiques ont été illégalement déversées en Campanie. Dans la scène finale du livre, Saviano traverse un désert toxique, se couvrant le visage avec un mouchoir pour se protéger des émanations toxiques. On se souvient alors que dans « l’Eneide », écrit par un autre Campanien, l’entrée du monde souterrain est située sur le lac Averne, à Cumes, juste à l’ouest de Naples. Toute une histoire !
« Gomorra » est un livre écrit par un auteur courageux. Après avoir fermé le livre, on n’arrive plus à voir l’Italie, ni même le marché mondial, de la même manière.